Regard changeant [Libre]

L'Ombre s'éveilla en sursaut, convaincu d'avoir été poursuivi pendant des heures par une créature sans nom, un être étrange, comme ceux qui peuplaient dorénavant ses sombres pensées et les quelques papiers qu'il laissait toujours traîner sur son lit.
Puis il compris que ce n'était là que le souvenir insidieux d'un quelconque élève, ce qui l'agaça: si maintenant ces visions venaient aussi le harceler pendant son sommeil, il allait vraiment devoir mettre de la bonne volonté pour remédier à ces assauts épuisants.
Alors il décida de se lever, histoire de profiter de la matinée qui s'offrait à lui; les cours ne commençaient pas ce jour-là, mais il savait que le parc serait rapidement envahi par tous les élèves relativement matinaux. Il devait donc faire vite pour pouvoir profiter de la solitude qu'il affectionnait tant.

Årghann sortit enfin, et apprécia pleinement la fraîcheur du matin aux aurores, avec ce vent qui avait tendance à pénétrer à travers les fibres de ses vêtements.
L'Ombre marcha un bon moment, en profita pour observer les arbres qui l'entouraient, notant quelques changements sur tel chêne par rapport à l'année passée, vit aussi qu'une plante, qu'il n'aurait su nommer mais qu'il affectionnait tout particulièrement pour la couleur et la forme de ses pétales, avait plutôt bien grandi.

Sans qu'il ne s'en rendit compte ses pas le menèrent tout droit dans un coin du château où il n'allait jamais. Et pourtant, vu sa passion pour les Rapaces Ailés, qu'il allât là-bas aurait été tout à fait normal: c'était même une réaction à laquelle quiconque aurait pu le connaître se serait attendu. Mais pour une raison qu'il ignorait, il n'y allait jamais. Peut-être avait-il peur, après tout. De toute façon, qui pouvait dire pour quelles obscures raisons une personne ne faisait pas ce à quoi on se serait attendu de sa part? De toute façon, il ne chercha pas bien longtemps à essayer de répondre à sa question, trop concentré qu'il était pour essayer de chasser un vieux souvenir qu'il ne supportait pas. Un souvenir où il était question de Dragon.
Soudain, Årghann se figea, surpris par un autre souvenir de Dragon. Ce n'était cependant pas le sien, et l'Ombre ferma bien vite cette énième intrusion dans son esprit, ce qui en fut pas dur puisque le détenteur d'un tel passé ne semblait pas facilement enclin à partager son vécu.
Quoiqu'il en fut, il se renfrogna. Il y avait déjà quelqu'un en ses lieux, il allait donc falloir qu'il passât son chemin s'il voulait profiter de sa solitude.
Ce qu'il commença à faire, mais que la vision de celui ou celle qu'il considérait comme un intrus le stoppa net. C'était une femme au physique imposant et étrange. Quelque chose en cette inconnue le perturbait profondément. Elle ne lui était en rien familière et pourtant... il la connaissait. Cette constatation eut raison de sa volonté d'isolement et il se rapprocha d'avantage, au risque de paraître impoli, pour pouvoir mettre un terme à ses questions.
Un autre souvenir voulut s'insinuer, il décida de ne lui accorder que très peu de place. Juste pour voir si l'identité de celle qui se trouvait devant lui y était mentionnée. Ce qui ne manqua pas.

Professeur Ebëne?!

Il contint soudain un juron, furieux de n'avoir pu retenir son exclamation. En même temps, si c'était bien cette dame, qu'il n'avait revu depuis avant les vacances, on pouvait dire qu'elle avait bien changé...

Blodwen maàb Dymphnea...
Un nom qui ne lui disait rien du tout. Il dévisagea sa professeur, cherchant à comprendre ce qui avait pu se passer, sa fureur étant retombée subitement.

Pourtant, vous êtes bien Ëbène, n'est-ce pas? Je ne pense pas me tromper.

Et même s'il ne se trompait effectivement pas, cette constatation ne le faisait pas plus avancer. Il se rappelait très bien de cette professeur étrange, qui tranchait beaucoup avec tous les autres qu'il avait eu l'année passée. Il s'était souvent tourné vers elle, cherchant toujours à comprendre le pourquoi du comment dans la Nécromancie. Et puis il s'était aussi mis en tête que cette dame pouvait l'aider, d'une certaine manière, dans la maîtrise, ou au moins dans la compréhension de son pouvoir.
Au final il ne savait pas vraiment si cela était vrai, mais elle lui avait apporté... beaucoup, quoiqu'elle pouvait en penser.

Soudain il pesta à voix haute, énervé de ne pas avoir perçu le souvenir qui avait réussi à se faire une place dans son esprit. Un souvenir violent, douloureux. Qui concernait une femme qui n'avait pas le moindre rapport avec la professeur qu'il avait connue. A présent, même s'il ne comprenait pas bien ce qui avait pu se passer, ni comment se faisait-il que cette dame eût autant changé physiquement, mais il pouvait dire avec quasi certitude qu'il y avait les souvenirs d'au moins deux personnes différentes. Ce qui était des plus déroutant pour lui; lui qui avait toujours subi le passé des gens, qu'il fût douloureux ou non, n'avait jamais été confronté à ce cas-ci. Et ce n'était pas quelque chose d'agréable, loin de là. Comment pouvait-on avoir à la fois ses propres souvenirs, mais aussi ceux d'une toute autre personne?

En fait... Je ne comprends pas. Qui... ou plutôt... comment se fait-ce que vous possédiez les souvenirs de deux personnes à la fois?

Årghann ne comprenait rien à cette situation, et ne rien comprendre était, après subir les jacassements qu'il considérait comme bien souvent futiles, inutiles et particulièrement horripilants, de la plupart de ses camarades, la chose qu'il haïssait le plus. Ce qui le mettait bien souvent d'une humeur massacrante. Bien souvent, seulement. Parce qu'en ce moment précis, l'Ombre était de nouveau en proie à d'autres souvenirs, qu'il parvenait tant bien que mal à contenir dans un coin de son esprit. Mais cela lui était difficile, et lui demandait une dépense d'énergie qui l'épuisait et l'agaçait tout à la fois.
Résultat, il finit par s'assoir, cherchant à calmer ses pensées, les souvenirs de la dame qui se trouvait près de lui, et les réminiscences de son propre passé.
Il parvint à calmer un tout petit peu tout cela, se leva, agacé de son propre comportement et reprit, de façon plutôt abrupte:

Est-ce que le fait que vous possédiez les souvenirs de deux êtres provient du fait que vous ayez également changé de race?

Deux personnes... ou plus?
Årghann eut le sentiment que le dernier souvenir, aussi violent que tous les autres, qui venait de se présenter à lui était celui d'une troisième personne. Une troisième femme, plus ancienne peut-être, il n'aurait su le dire avec certitude. Mais pas de ce monde, en tout cas. Tout était tellement différent dans ce souvenir qu'il s'y perdit un bref instant, et manqua même de basculer dans cette réalité pourtant révolue depuis longtemps déjà.
La voix de la professeur le tira soudain de sa transe, et il put reprendre le contrôle du souvenir, l'effaçant définitivement de son esprit.

Une légende? Je ne crois pas, non. Je ne connais pas vraiment de légendes.

Il avait parlé sèchement, furieux contre lui-même d'avoir tant perdu le contrôle de cette vision; qui sait ce qui aurait pu se passer si jamais il avait réellement basculé dans la réalité du souvenir? Les gens ne se rendaient pas compte, mais bien souvent les souvenirs n'étaient que les reflets, certes, mais des reflets dangereux, ayant une existence et une dimension propre, dimension dans laquelle l'Ombre espérait bien aller et venir un jour mais... quand il maîtriserait mieux son pouvoir. Pour le moment, il se savait incapable de franchir la fine limite entre la simple vision et le Basculement sans le moindre contrôle; enfin, non pas qu'il en était incapable, mais il ne savait absolument pas s'il ne pourrait jamais revenir. Et être coincé dans un souvenir de violence, de haine et de mort à l'état pur était loin de tout ce qu'il recherchait, quoiqu'en pensassent tous ceux qui avaient eu l'étrange privilège de contempler l'un de ses dessins d'âmes torturées et anéanties.

Pourquoi? Une légende est associée à votre race?

Repartir sur le sujet de la légende était une bonne idée, elle lui permettait d'oublier pour un court instant toutes les questions sur ses pouvoirs et leurs limites; en fait, il venait de se demander si, en Basculant, il ne perdrait tout simplement pas la vie? Il n'y avait aucun témoignage à ce sujet, ce qui ne pouvait signifier que deux choses: ou tous ceux qui avaient essayé s'étaient retrouvé coincés, ou tous ceux qui avaient tenté cette expérience étaient morts.
Il y avait bien sûr une troisième option, bien moins réaliste celle-ci. Peut-être, pensa-t-il alors, qu'il était le seul à pourvoir le faire. Mais cela paraissait tout bonnement aberrant, parce qu'il était loin d'être le seul à maîtriser le Temps, ou en tout cas à en comprendre mieux les rouages que la plupart des personnes tentant de l'appréhender alors qu'il n'avait que leur cerveau et des livres écrits par d'autres personnes, elles-aussi incapables d'établir un lien avec le Temps comme lui le possédait.
Il n'avait également pas une famille extraordinaire; tous des Ombres, certains plus... pourris que d'autres, tel que son Grand-père dont il ne se rappelait même plus le nom_ quoiqu'il avait également oublié ceux de tout le reste de sa famille.
Ce n'était donc pas un cas isolé, c'était certain. Mais alors, cela signifiait donc qu'il n'y avait pas d survivants à ce genre d'expérience. C'était bon de s'en souvenir.

Soudain il senti un contact glacial sur son épaule, et leva la tête, surpris. Ce n'tait autre que la professeur de Necromancie, qui lui demanda si il savait ce qu'elle était.
Ce à quoi il répondit par la négative...

...avant de se retrouver dans un pays si froid que les eaux étaient constamment gelées. La violence de la scène le laissait complètement désemparé, et il tenta tout d'abord de lutter contre cette nouvelle vision imposée et fortement désagréable. Mais ce souvenir avait apparemment décidé qu'il en serait autrement, et assailli l'Ombre de plus en plus fort, jusqu'à ce que la moindre de ses barrières mentales n'explosa sous la violence, le privant même de sa propre volonté. Il ne pouvait qu'observer, et ce qu'il voyait, il le ressentait. Il ressentait la douleur comme si elle était sienne, et vit le massacre qui s'ensuivit...

... et jura avec force lorsqu'il parvint enfin à s'extraire du souvenir, complètement épuisé, à bout de nerfs et sur le point d'insulter la terre entière juste parce qu'elle était ce qu'elle était.

C'était quoi... Tout cela???

L'Ombre n'était absolument pas conscient, sur le coup, que la dame ne savait même pas de quoi il parlait. Elle n'avait pas vu ce que lui avait vu ou plutôt elle n'avait pas vu quel souvenir lui avait pu avoir en sa connaissance désormais, et qui ferait, qu'il le voulût ou non, parti de sa vie à présent, comme tous les autres qu'il pouvait "récupérer" de la sorte...