Premier entraînement

Mercredi, 05H00

Une… Deux… Trois gouttes dans la solution.
Ajouter une branche de filicophyte sauvage coupée finement.
Mélanger avec dix centilitres d’huile d’olea europaea et la plonger dans l’essence de nelumbo nucifera.
Puis maintenir…

Un léger bruit vint perturber sa concentration et le sifflement du reptile lui confirma qu’on venait de pénétrer à l’intérieur de l’infirmerie. Encore un malade, un blessé, il fallait croire que les élèves étaient venus dans cette école pour ça : se faire soigner.
Il lui semblait que jamais il ne pourrait tenter une expérimentation délicate mais dont les effets pouvaient être prodigieux. Au stade où il en était il se savait proche d’une découverte qui pouvait changer beaucoup de choses dans le monde de la médecine et sa façon de travailler, différente des autres ainsi que son don lui avait permis de devancer nombre de ses concurrents et d’en savoir beaucoup plus qu’eux sur la végétation.

Mais non, en cette fin d’après midi il ne pourrait pas terminer parce qu’un de ces stupides gamins avait décidé que c’était le moment pour lui de se faire mal ou de venir le déranger. Sans doute qu’il allait devoir se mettre à travailler la nuit pour avancer, ne serait-ce que finir une expérience serait un bon progrès au rythme où il allait ces derniers temps. Son voyage pour venir jusqu’ici l’avait aussi énormément ralenti, inscrites sur son grimoire les dates de ses derniers gros progrès dans sa recherche le confirmaient.
Il se trouvait dans une situation critique et était tenté d’autoriser Siffrit à vider de son sang celui qui avait osé l’interrompre. Au moins sans l’essence de nelumbo nucifera il pouvait laisser son expérience stagner sans trop de conséquences majeures mais ce n’était pas dans ses principes, il détestait procéder ainsi.

Après maintes réflexions et longues minutes qui lui permirent de ruminer sa mauvaise humeur il sortit de son cabinet, Siffrit ondulant avec grâce derrière lui.

« Bon qu’est-ce que vous avez-vous ? » Lança-t-il sèchement sans même jeter un regard sur l’individu, de toute manière s’il le connaissait il ne le reconnaîtrait pas.

Il avait prit avant de sortir le nécessaire pour soigner n’importe quelle petite ecchymose, coupure ou cicatrice. Pour résumer les insignifiantes blessures qui faisaient chouiner toutes les petites natures de cet endroit oh combien fragiles et précieuses tant ils étaient dotés d’une intelligence suprême.

Alors qu’il venait à peine de sortir et d’agresser l’intrus il se dirigea vers son bureau où il s’assit en attendant. Il était de chêne massif et imposant quoiqu’un peu plus bas que les bureaux habituels à cause de sa petite taille. Le bois même mort dégageait toujours la sensation apaisante et protectrice de l’arbre majestueux qu’il avait dû être autrefois.
Il prit la plume et la trempa dans l’encre avant de remplir la page blanche. Dans le silence de la pièce on entendait juste le grattement sur la feuille de papier.
L’Aspic qui le suivait grimpa avec adresse sur son corps et vint s’enrouler avec une certaine tendresse autour de l’infirmier qui semblait ne pas s’en apercevoir.

Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que s’il attendait avec un grand sourire, ce qu’il ne ferait d’ailleurs jamais, que le pauvre petit parle et lui explique son malheur il en aurait bien pour une heure et perdre son temps était absolument intolérable à ses yeux. Il ne cessait donc jamais de travailler, même lorsqu’il pratiquait les deux gestes de soin qu’il avait à faire ses pensées au moins étaient dirigées vers ce qui l’attendrait juste après qu’on le laisse tranquille.

Cela ne l’empêchait pas non plus de ressasser sa mauvaise humeur et quiconque osait lui adresser un mot de trop en faisait les frais voire même ceux qui ne disaient rien étaient livrés à sa méchanceté et ses sarcasmes.
Tant pis s’ils se plaignaient, on ne le virerait pas comme ça maintenant qu’on l’avait embauché, on ne pouvait pas non plus dire qu’il ne faisait pas son travail et puis on ne lui avait pas précisé particulièrement comment le faire. Il n’aurait pas toléré qu’on lui donne une conduite à tenir et même s’il aurait contenu toute forme d’agressivité et de désaccord violent devant ses supérieurs il se serait démené jusqu’à ce qu’il obtienne ce qu’il voulait.

Il s’était mis à maugréer, décidément de trop mauvaise humeur pour garder le silence jusqu’à ce qu’on l’interrompe.
Il réalisa à ce moment là qu’il avait beaucoup plus de mal qu’auparavant, quand il devait encore fréquenter le monde, à se contenir et à ne rien montrer de ses pensées. De plus en étant constamment aigri il travaillait moins efficacement. Dès que celui-ci serait parti il savait ce qui l’attendait : une bonne séance de méditation après un frugal repas ne lui ferait pas de mal même s’il préférait réserver cette pratique au matin.

Il leva la tête, cette fois-ci l’intrus avait réussi à capter son attention, pas que les mots lui paraissaient étranges mais ils éveillaient en lui l’ombre de quelque chose. Familiarisé à ce type d’expérience il tourna brusquement les pages de son grimoire jusqu’à arriver à l’endroit qu’il cherchait.
Il y avait glissé plusieurs feuilles sur lesquelles il avait écrit ce qui pouvait être intéressant de se rappeler sur les gens qu’il lui arrivait de fréquenter, en particulier les élèves qu’il avait soigné depuis son arrivée. Il ne lui fallut qu’un seul coup d’œil pour comprendre qu’ils étaient censés se revoir ce jour là. Le soir avait-il noté.

Son regard se porta sur la pendule, dix-sept heures passées, c’était à peine la fin de l’après midi, celui là avait une conception étrange du mot « soir ».

« Bien, nous regarderons ça tout à l’heure. »

Sa voix sonna avec une froideur peu ordinaire, il avait l’habitude d’adopter un ton joyeux qui contrastait totalement avec son attitude et ses paroles, comme s’il s’amusait toujours aux dépends des autres. Sans doute que c’était le cas, il ne connaissait plus grand-chose d’autre du plaisir.

L’élève était venu pour qu’il lui « serve de cobaye » avait-il noté avec une exactitude qui donnerait froid dans le dos à quiconque parviendrait à lire l’intégralité de son grimoire. Ses Mémoires comme il s’amusait parfois à l’appeler, le nom pouvait paraître approprié pour quelqu’un qui avait l’impression de renaître chaque jour tel le phénix renait de ses cendres à chaque mort mais il n’avait jamais écrit la moindre ligne sur sa vie, il s’agissait de centaines de milliers de lignes décrivant avec une glaciale indifférence tout élément remarquable qui avait pu traverser sa vie. Et par élément remarquable il entendait connaissance.
Aussi les personnes dont il était fait question étaient limitées à leur plus stricte identité et seulement le minimum de détails utiles.

Le silence d’or régnait dans la pièce lumineuse, s’il avait accepté c’était aussi en partie parce qu’il avait remarqué chez cet élève cette faculté de ne parler que lorsqu’il avait à dire quelque chose d’utile, un caractère rare qui avait tendance à disparaître dans ce monde où le bavardage était devenu chose commune.
Si un temps différent avait existé il ne le savait pas, c’était toute la différence entre eux, lui était hors du temps, l’élève y était emprisonné.

Il avait repris son écriture sans attendre de signe particulier, l’élève se manifesterait quand il trouverait quelque chose, s’il y avait à trouver. Il se fichait pas mal qu’il lui révèle des moments douloureux de son passé, demain tout serait oublié. Il n’éprouverait jamais la honte ou la nostalgie, sa vie se résumait à une folle course vers l’élévation spirituelle où le temps n’avait pas sa place. Là où il irait le temps n’existait plus, il n’avait d’ailleurs jamais existé.

Son attention se fixa à nouveau sur l’élève. Au moment où il s’exprima un sourire amusé se dessina sur ses lèvres, lui n’aurait jamais été inexpérimenté et perplexe devant une telle chose, quand la fin de ses souvenirs était arrivée il était devenu une personne du présent, incapable de ne pas comprendre quelque chose sans au moins chercher une solution crédible. L’expérience inexistante de souvenirs non vécus avait fait de lui une personne étrange et incompréhensible. Il ne pensait pas comme les autres, c’était la clef.

« Approchez. »

Il attendit que l’élève vienne près de lui, il avait sans doute assez raillé aujourd’hui pour être d’une humeur plus stable que d’habitude et il pensait avoir la patience de lui faire comprendre deux ou trois choses qui lui serviraient peut être un jour.

« La mémoire est quelque chose d’instable que les gens ne contrôlent pas, vos intrusions dans leurs souvenirs ont dû être assez nombreuses pour que vous le compreniez. Seulement si cela est vrai pour la majorité ce n’est pas universel et une personne aguerrie sait comprendre que l’on sonde son esprit et s’y fermer. Vous concentrer sur moi est bien trop tôt pour vous, cherchez quelque chose d’autre sur lequel explorer des souvenirs qui pourraient m’appartenir. On ne connaît pas toujours quelqu’un en lui parlant, observer scrupuleusement son comportement et l’environnement qui l’entoure est bien plus efficace quand on n’a aucune chance de savoir à qui s’attendre, à la longue on le fait automatiquement et avec une précision rare. Pour vos pouvoirs c’est la même chose, cherchez toujours des moyens détournés, vous aurez aussi beaucoup plus de chances de ne pas vous faire remarquer. »

Ses yeux de glace n’avaient pas quitté les siens durant tout son discours, il allait lui laisser du temps pour qu’il mette en pratique ses conseils mais il lui fallait rajouter une chose.

« Vous voyez ce grimoire ? J’ai consacré une grande partie de ma vie à l’écrire et cette tâche est loin de prendre un petit mois. Ne vous fiez pas aux apparences, ne faites pas toujours confiance à votre intuition tant qu’elle n’est pas sûre. Essayez maintenant. »

Pourquoi lui, personnage misanthrope et solitaire donnait-il de tels conseils à quelqu’un qu’il jugeait d’insignifiant et qui ne l’intéressait pas ? Peut être pour rendre le monde qui l’entourait un peu plus intéressant, mais de par sa connaissance précise et érudite il s’en éloignait chaque jour. Depuis longtemps il avait abandonné toute forme d’espoirs chimériques.
Il ne put toutefois s’empêcher de revenir à son tempérament.

« L’avantage d’avoir un pouvoir psychologique tel quel le vôtre est qu’il vous faut être encore plus dépendant des autres que la plupart des gens. Mais est-ce réellement un avantage ? » Déclara-t-il avec une soudaine gaieté.

Il se remit alors à écrire, attendant sans grand empressement les nouvelles découvertes de l’apprenti sorcier.

L’infirmier fut rapidement agacé par l’élève, était-il vraiment stupide ou le faisait-il exprès ? Il penchait plutôt pour la première hypothèse vu les réponses qu’il lui donnait. Ce dont il était sûr c’était qu’il manquait cruellement d’imagination et qu’il n’avait pas du tout compris la logique de son pouvoir. Comment est-ce qu’on avait pu donner un pouvoir à l’antithèse de la personnalité de cet individu ?
La jeunesse et le manque d’expérience était un défaut récurrent et il avait fini par penser qu’on n’avait pas même donné à toutes ces races à vie courte la faculté de s’adapter et de comprendre plus rapidement que les autres. On ne leur avait pas fait de cadeau car à peine ils commençaient à trouver comment exercer leurs pouvoirs que leur vie s’éteignait.

Mais heureusement pour celui là, il n’était pas encore décidé à rester entouré d’idiots et tant qu’il s’évertuerait à le fréquenter il tâcherait de lui apprendre plusieurs choses importantes sans lesquelles il ne maîtriserait jamais son pouvoir et n’en resterait que la pitoyable victime.

Il se leva brusquement et planta un regard glacial dans celui de l’élève, sa gaieté avait disparue.

« Si vous voulez commencer à apprendre quelque chose retenez bien ceci : votre pouvoir temporel est un pouvoir psychologique et vous ne pouvez pas vous permettre de vous isoler et de vous retirer du monde si vous voulez en faire quelque chose. Vous devez être à l’écoute des autres et savoir bloquer leurs souvenirs comme les prendre et les contrôler. Il me semble que votre pouvoir s’impose à vous de cette manière car c’est le moyen le plus facile pour lui de le faire. Vous pouvez choisir de le laisser contrôler les choses et dans ce cas ce sera un handicap ou bien vous pouvez le contrôler et le plier à vos désirs, dans la limite du possible bien sûr. Tant que vous ne maîtrisez pas cette facette de votre pouvoir vous ne saurez rien faire d’autre ou si par hasard vous y arrivez le risque d’en mourir sera tellement élevé que ce sera un miracle que vous en ressortiez ! Tant que vous n’accepterez pas de vous ouvrir aux autres vous n’arriverez à rien, vous devez être capable de recevoir des souvenirs comme d’en envoyer, c’est un principe d’échange à double sens et non à un seul sens comme votre pouvoir vous l’impose. »

Il n’avait pas beaucoup réfléchi aux possibilités d’un tel pouvoir et savait que l’élève ne lui servirait jamais, contrôler le temps c’était tricher et il n’était pas encore devenu un mégalomane qui rêve de contrôler le monde ainsi que toutes les autres banalités de la possession. Son travail de fourmi le satisfaisait parfaitement et celui de l’élève serait de même. Il n’aurait sans doute pas assez de temps pour le développer de façon intéressante s’il continuait par la voie qu’il avait prise et ce n’était pas plus mal, après tout peut être qu’ils n’étaient pas fait pour vivre longtemps parce qu’autrement ils détruiraient leur monde et l’univers qui va avec.

« Si vous voulez être un jour un magicien doué et expérimenté vous devez d’abord vous connaître parfaitement, il est primordial de savoir quelles sont vos qualités pour vous en servir au mieux et quels sont vos défauts pour qu’il ne réside plus en vous de failles et que vos faiblesses alimentent vos forces. Vous devez pouvoir vous ouvrir aux autres de manière calculée et contrôlée et jamais autrement. Sans cela jamais vous ne toucherez l’avenir auquel vous aspirez. »

Il ne savait pas vraiment s’il comprenait mais il ne voulait pas lui laisser le temps de poser des questions.

« Lorsque vous serez mentalement infaillible vous saurez déceler toute trace d’intrusion et parviendrez presque toujours à la bloquer. Vous pourrez alors commencer à exercer votre pouvoir de la même manière et quand vous contrôlerez à la perfection vos souvenirs puis les souvenirs des autres toutes les voies s’ouvriront devant vous : vous projeter dans ces souvenirs, revisiter le passé, créer le futur et bien d’autres choses. Mais tous les grands magiciens ont commencé par le commencement et ce travail est rigoureux et fastidieux, serez vous prêt à le suivre ? »

Il ne pensait pas l’élève prêt à une telle formation mais aucun ne pourrait l’être il fallait déjà être expérimenté pour mesurer toutes les conséquences et les choix qui devraient s’ensuivre. Nombreuses étaient les voies mais n’en choisir aucune était la plus grave des erreurs.

« Je sais que vous êtes venu ici pour devenir dragonnier mais vous verrez que savoir contrôler sa magie est aussi important qu’avoir un dragon et savoir s’en servir. »

Il s’était assis entre temps et se replongea dans son écriture comme s’il n’avait rien dit et que l’élève n’avait jamais existé.

Lorsqu’il releva les yeux l’élève s’était évaporé en murmurant quelques mots pour s’échapper de l’antre lumineux et végétal. Il lui semblait être encore de plus mauvaise humeur qu’à son arrivée, si cela était possible. Ces gamins étaient décidément tous les mêmes, prétentieux, à la limite du pédantisme, imbus d’eux-mêmes et satisfaits de leur insupportable médiocrité. Cela était doué pour se vanter et faire étalage de son insignifiant savoir aux autres mais devant un véritable travail tous se défilaient.
Il n’était pas étonné que celui-ci en fasse autant, il n’avait jamais tenu d’espoir sur les épaules de ce deuxième année et n’avait perçu en lui pas une once d’ambition ou de don.
Il n’y avait qu’une seule chose à dire sur ce qu’il s’était passé : s’il était doué ne serait que de la plus petite intelligence de Dunbraven il reviendrait. Mais évidemment cela restait encore à prouver.

L’infirmier ne l’attendrait pas, il était déjà sorti de ses pensées, occupées à trouver le qualificatif parfait pour exprimer sa répugnance, son mépris pour ces élèves ainsi que leur incapacité, leur stupidité, etc. Bref la liste était longue et il n’y avait nul doute qu’il n’existait pas d’adjectif pour qualifier tout ce qu’il pensait de la plupart des hommes, s’il en voulait un il allait devoir l’inventer bien qu’il soit fort inutile puisqu’il serait bien le seul à l’utiliser.

Le sifflement du serpent le ramena de ses pensées à la froide et véritable réalité : à force d’entretenir sa médisance il ne faisait que perdre son temps.

« Allons reprenons où nous en étions. »

Il se leva et se dirigea vers son cabinet aussi rapidement qu’il lui était féériquement possible, c'est-à-dire presque lentement.
Il observa quelques longues minutes l’expérience qu’il avait entreprit avant d’être interrompu par l’élève qui s’était blessé à la jambe… non celui qui avait mal au crâne – il l’aurait bien assommé d’ailleurs, ça aurait été radical mais efficace – non ce n’était pas celui là non plus… Bah peu importait, depuis quand cherchait-il à se rappeler des gens qui croisaient sa vie ?

« Non non non ce n’est pas possible, je ne peux pas me permettre une telle négligence, il va falloir que je recommence du début ! Maudit soit cet idiot qui m’a dérangé et qu’il ne revienne plus ! »

Il mit sa paume au dessus du mélange avec rapidité, une aura verte apparut tout autour et un quart de seconde plus tard le tout explosa bruyamment, on sentait une forte odeur de brûlé.