Détente enrichissante

Une autre journée de cours s'était achevée depuis maintenant deux ou trois heures. Le chahut incessant des élèves avait finit par s'évanouir dans les couloirs du château et le soleil avait tiré sa révérence devant la nuit obscure, la laissant seule maîtresse du ciel. Osmérya avait regardé le crépuscule d'un bout à l'autre avec fascination tout en finissant ses devoirs, du moins en essayant. Elle ne se vantait pas d'être une élève modèle ou particulièrement douée, mais on ne pouvait rien lui reprocher quant aux éventuels travaux à faire. Cependant elle n'avait pas l'esprit tranquille, quelque chose dans l'air la glaçait depuis la veille sans qu'elle sache pourquoi ni même d'où cela pouvait-il bien venir. Etait-ce la fuite de l'été devant l'arrivée tenace de l'automne qui commençait déjà à jaunir les feuilles et à déshabiller discrètement les arbres? Elle n'en savait strictement rien. Non, ce n'était certainement pas l'immuable cycle des saisons qui la perturbait. Elle ressentait plutôt une sorte de présence nouvelle et redoutable. Noire. Froide. Cruelle peut-être.

Depuis le repas elle essayait de chasser ces pensées impertinentes qui s'insinuaient dans sa tête, et elle en avait finalement conclu qu'un passage à la bibliothèque était idéal pour se purger l'esprit. Elle s'y rendit d'un pas ferme et décidé mais ralentit devant la porte lourde et épaisse, l'effleurant du bout des doigts. Elle fut envahie de petits frissons en la poussant non sans difficulté et passa le seuil, ayant l'impression d'entrer dans un lieu mystique et enchanteur. Et en toute franchise, c'était bien le cas. L'atmosphère de cette salle avait ce petit quelque chose d'insondable, d'insaisissable, c'était comme essayer d'attraper un rêve. Osmérya n'avait pas mit les pieds dans ce lieu aux parfums oubliés depuis l'an dernier et elle avait passé ses premières semaines de cours à se réhabituer à cette vie scolaire. Elle ne pouvait s'empêcher de sourire à l'idée d'être la première de sa famille à avoir entreprit des études. C'était un mode de vie tout à fait étrange et excitant auquel elle avait finit par prendre goût. En aucun cas elle ne regrettait son choix, et même si elle se sentait parfois seule cela ne la dérangeait pas tant que cela.

Elle scruta lentement les environs baignés par les faibles mais douces lumières tamisées des chandeliers: il n'y avait pas beaucoup de monde à cette heure-ci, deux ou trois élèves qu'elle ne connaissait pas -ou qu'elle n'avait pas prit le temps de connaître- étaient assis à des tables, la bibliothécaire qui était sans doute au fin fond des couloirs littéraires, mais personne n'était assis sur son fauteuil pourpre préféré. Situé dans un angle discret de la pièce, on pouvait lire à l'abri des moindres discussions. Cela dit il était peu probable qu'Osmérya soit dérangée par un quelconque chuchotement car ce soir régnait un silence des plus profonds que nul n'aurait voulu briser. On le respectait, presque. La jeune fille parcourut les étagères où se trouvaient les grands ouvrages sur la dracologie, elle en prit un et s'installa confortablement dans son coin. Elle espérait connaître la couleur de ce qui l'attendait cette année avec le professeur Belisande, et tant qu'à faire, préparer le terrain. Au fur et à mesure qu'elle parcourait ces pages écrites d'une digne et sage main, aux odeurs quasi sacrées pour elle, Osmérya perdit toute notion de la réalité et n'entendit par même le grincement de la porte qui s'ouvra lentement.

Le crépuscule s’était emparé du ciel très tôt ce soir là. Moar avait assisté à son ascension depuis le village où elle aimait flâner, celui d’Ellweraï. Qui sait, peut-être lui rappelait-il un peu de celui qu’elle avait connu autrefois, qui était resté gravé dans sa mémoire… Parmi tout ceux qu’elle avait visité dans son existence. Aucune nostalgie ce soir là, au contraire, juste le souvenir et l’odeur ancienne de sa mémoire. Elle ne regrettait rien, cette dame. Rien. Elle avait quitté la ville peu après le coucher de soleil et se rendit à la salle de cours d’histoire, où ce jour même elle avait donné son premier cours. Moar était sortie de cette salle plutôt satisfaite de son travail, c’était l’une des premières fois où elle se rendait dans une école. On n’est jamais élève aux Enfers… On apprend tout par nous-même, et Moar eut la chance comme beaucoup des siens d’être autodidacte, raison pour laquelle apprendre ne lui avait jamais causé de soucis. La pièce était déjà fort accueillante. Elle était composée, plafonds et sols exceptés, uniquement de fenêtres, de grandes baies vitrées qui donnaient une vue imprenable sur le paysage entier de l’établissement. L’enfant des Enfers s’était déjà habituée à ce nouvel environnement et s’y plaisait. Or il restait bon nombre de lieux à Maelthra Magthere qu’elle n’avait pas encore visité depuis son arrivée. La bibliothèque serait sa prochaine initiative, elle considérait ce château comme un véritable lieu de chasse aux trésors. Ce soir, elle se mit donc en tête de ce qu’elle appréciait tant : Les livres. Quel meilleur endroit pouvait-elle trouver…
L’infernale parcourut les nombreux couloirs depuis sa salle de classe, heureuse à l’idée qu’elle allait enfin découvrir le lieu littéraire si réputé de l’école. En ouvrant les lourdes portes de bois, Moar sentit son cœur battre dans sa poitrine, comme chaque fois qu’elle était sur le point de découvrir quelque chose de palpitant. Elle s’engouffra dans la pièce comme un vent léger, et referma les portes derrière elle : Il fallait ce soir respecter le silence pour ce qu’il était. Le Maître des Lieux. Comme si la connaissance avait un parfum, l’odeur familière du savoir enivra les sens de la femme qu’elle était. C’était un encens tenace que peu de gens pouvaient sentir, mais ô combien doux, ô combien entêtant. Desdemona, tout en parcourant les rayons, toucha la tranche des livres avec envie. Elle en prit un et s’éloigna avec lui, comme au bras complice d’un homme. Elle chercha aux alentours un endroit où se poser et déguster son ouvrage. Au fond, tout au fond… Pas de monde. Juste le noir. Juste le froid de chez elle, pour une fois. La solitude des démons.
Quelqu’un était déjà au fond, elle se doutait qu’il lui faudrait remettre ce désir de solitude à plus tard. Mais qu’importe, elle avait tout le temps pour ça. Elle s’installa en face d’une jeune fille… Elle la reconnu presque immédiatement. Si une chose était claire dans l’esprit de Moar, c’était bien ses souvenirs. Sa mémoire était sans cesse vivante, la démone savait se plonger au plus profond d’elle d’une facilité déconcertante. D’où son talent d’historienne.
L’unique fois où ses pas avaient croisé ceux de la jeune fille devant elle s’était produit il y a bien longtemps, des années auparavant. Il y a dix ans. Elle ne savait pas son nom, pas plus son âge actuel, pas plus ce qu’elle était… Tout ce qu’elle savait, c’est qu’un jour, sa famille l’avait invoquée pour certaines questions fâcheuses. Ils n’étaient à l’évidence pas des gens des plus normaux, voilà qui plaisait à la belle Moar. Leur descendante ne devait pas échapper à la règle. Mais bien heureusement, il était improbable qu’elle puisse se souvenir de son passage chez elle, petite qu’elle était à cette époque. Le contraire aurait été pour le moins… embêtant. Lorsque la jeune fille releva les yeux vers Moar, elle ne la lâcha plus des yeux. Elle souriait, porteuse d’un secret, joueuse. Elle se replongeait parfois dans les lignes noires de son ouvrage : « Les Danses d’Infernales » et le relevait vers elle. Elle pouvait l’énerver, elle pouvait éveiller en elle de la curiosité… L’un ou l’autre, mais l’insistance de ses regards en était presque oppressante. Desdemona commençait à apprécier ce petit jeu.

Le livre que lisait Osmérya était passionnant et les illustrations magnifiques. D'ailleurs, elle n'aurait quitté les lignes de ses yeux pour rien au monde et dépasser l'heure du couvre-feu ne la dérangeait pas plus que cela. De toute manière il était encore tôt et au pire elle se ferait virer par la bibliothécaire. L'ouvrage qu'elle avait en main parlait principalement de l'évolution du dragon depuis l'oeuf, chose qui la concernait et qui, par certains moments, l'inquiétait. Se lier avec un dragon n'avait bien sûr rien à voir avec le fait d'apprivoiser un quelconque animal, jusque là tout allait bien. Néanmoins elle se demandait si son dragon serait tendre ou furibond, docile ou sauvage, coopératif? Certes il n'était pas sur le point d'éclore, mais elle ne pouvait s'empêcher d'anticiper les éventuelles réactions qu'il pourrait adopter. Prévoir, toujours prévoir, telle était la devise de cette élève. Anticiper afin d'être apte à contrôler toute situation le moment venu. Mais pour l'heure l'oeuf reposait sur son oreiller, entouré d'une brume légère et froide tel un halo protecteur et réconfortant. Bref, elle s'égarait dans des questions lointaines et sans fondements, sans se rendre compte qu'une dame venait tout juste de s'asseoir en face d'elle. La jeune sorcière ne l'aurait sans doute pas remarqué tout de suite si l'inconnue en question n'avait pas commencé à jeté sur elle son regard pétillant et plein d'assurance. Un regard inhabituel...comme venu d'ailleurs.
L'étudiante releva ses yeux d'émeraude où dansaient les lumières des chandelles et observa la nouvelle qui était venue troubler sa tranquillité. Si elle avait été une élève Osmérya l'aurait sans doute regardé avec mépris mais hélas, il n'en était rien. La Dame était une femme élégante à la silhouette finement taillée et désirable. Désirable oui, pas seulement parce qu'elle était belle à voir, mais parce que de son corps et de son être tout entier émanait un parfum délicat aussi fascinant que sybillin. La jeune fille ne l'avait encore jamais croisé dans les couloirs du château, peut-être était-ce un professeur fraîchement arrivé? Sans doute. Qui pouvait-elle être sinon?
Cette...femme a vu beaucoup de choses, c'était la seule et unique phrase que l'élève pouvait articuler dans sa tête. Elle baissa les yeux sur son ouvrage pour ne pas la fixer éternellement comme une idiote, mais elle avait du mal à se concentrer et lisait les mots sans les comprendre. En fait, elle faisait semblant de lire. De temps en temps elle relevait les yeux vers la dame, essayant de perçer le mystère qui l'entourait. Elle avait cru reconnaître ce regard et ce sourire l'espace d'une seconde...était-il possible que...non. C'était absurde. Où aurait-elle pu la croiser? Certainement pas à Ismaël, cette ville n'attirait plus les nobles gens depuis des lustres. Osmérya tu es fatiguée, ça fait cinq fois que tu relis la même phrase sans être capable de répéter un traitre mot.Persuadée qu'elle était en train de s'imaginer de profonds délires à propos de cette femme elle referma son bouquin dans l'idée d'aller se coucher. Elle ne résista cependant pas au fait de lui parler, juste par curiosité d'entendre sa voix. Et de toute façon il était toujours intéressant de parler avec un professeur ou un autre membre de l'école qui avait du voir de nombreuses choses...
- Excusez-moi, madame. Je crois que les élèves de première années ont eut leur premier cours d'histoire aujourd'hui, vous êtes certainement ce nouveau professeur? Je vous demande ça parce que j'adorais cette matière l'an dernier...
Osmérya marqua une légère pause qui à son grand regret dura plus qu'elle ne le pensait. Elle se sentait un peu bête de lancer la conversation alors qu'elle n'avait pas grand chose à dire de plus. Mais elle parlait toujours spontanément, même pour rien dire, tout le monde le savait. L'élève attendait maintenant que l'inconnue lui réponde, se creusant la tête pour trouver quelque chose de plus intelligent à dire.