Pourquoi faire?

20 septembre, 11H52PM

Årghann ne dormait toujours pas.
Non pas qu'il ne le souhaitait pas, mais il ne le pouvait tout simplement pas. Et ce n'était pas parce qu'il était fatigué ou tout autre excuse dans le genre; depuis qu'il était parti de chez lui il avait pris l'habitude de ne pas se ménager et de peu dormir, ainsi que de peu manger. Cela était bien suffisant pour le jeune Ombre, qui ne voyait pas vraiment l'intérêt de passer la nuit entière à dormir, alors qu'il y avait au final aussi peu de temps à vivre...
Il avait donc quitté le dortoir sans bruit, histoire de ne pas s'attirer de problème, et, bien résolu à se rendre dans le parc, prit son sac dans lequel il avait coutume de mettre son oeuf, son cher futur Rapace Ailé donc il avait déjà une idée du nom qu'il lui donnerait lorsque le temps serait venu, mais se doutât bien que ce nom-là avait tout le temps de changer; après tout le compagnon qui sommeillait dans la fine coquille d'ombre n'était pas encore sorti et n'approuverait peut-être pas ce nom-là.
L'Ombre esquissa un discret sourire en imaginant l'allure qu'aurait le Rapace Ailé, et se surprit même à vouloir en faire un illustration. Pourquoi pas... je n'ai rien d'autre à faire, en tout cas.... Affirmation vraie si on excluait une bonne partie des devoirs que les professeurs leur avait donnés à faire pour s'occuper un peu et faire en sorte que les neurones ne perdent pas toutes leurs connexions.
Il prit également un parchemin où l'on pouvait voir des notes griffonnées de façon éparses sur le morceau, une plume et de l'encre, et sortit de la pièce qu'il considérait comme étant surchauffée. Il s'arrêta devant la porte de la salle commune, se demandant s'il était sage de sortir à cette heure-ci; il serait stupide d'avoir des ennuis sans noms juste parce qu'il avait eu une subite envie de prendre l'air... ce qui le frustra, mais le résigna également. Inutile de s'attirer pour le moment le moindre problème, il en aurait déjà bien assez le lendemain.
Årghann s'installa donc sur une chaise et commença à esquisser la silhouette d'un Rapace Ailé adulte. Avec un peu de chance, il en se tromperait guère dans sa représentation, et serait heureux de voir que son futur compagnon ressemblerait un tout petit peu, au moins, à son esquisse...

Sous sa main naquit d'abord des ailes, puis des écailles; la tête, triangulaire, paraissait plutôt fine, comme le reste du corps. Finalement un Dragon apparut, et l'élève le contempla deux minutes, avant de se laisser aller contre le dossier de la chaise. Il venait de finir et n'avait toujours pas envie de dormir. Que lui restait-il donc à faire?

Je déteste cet endroit, songea Perce-Neige en ouvrant ses grands yeux dans la pénombre. Elle était calme, très calme. Ce n'était qu'un constat : elle détestait le château, elle détestait les autres élèves – qui le lui rendaient bien – et surtout, elle détestait ces longues journées de cours diurnes où elle n'y voyait rien. Bien sûr, elle savait que ce serait ainsi en quittant ses montagnes; et le trajet avait été suffisamment long et douloureux pour lui enseigner les rudiments de la vie dans le monde extérieur.
Mais, tout de même... C'était frustrant, c'était irritant, c'était peinant que d'avoir fait tout ce chemin pour, au fond, ne pas apprendre grand chose; il y avait eu un grand repas, on lui avait dit qu'elle serait dans telle maison où les autres élèves avaient tôt fait de commencer à l'ignorer; et on parlait maintenant d'organiser un bal. Un bal ! Elle n'avait aucune envie de s'y rendre, mais irait quand même. Toute sa bonne éducation et l'habitude des réceptions royales la pousseraient à le faire.

Soupirant en silence, la jeune fille se leva et enfila une capeline de laine couleur lavande par-dessus ses frêles épaules. Elle portait sa tenue de nuit; ce qui, chez elle, se résumait à ce que d'autres appelleraient une robe de jour, en soie et en velours et à un pantalon de même matière, dans les tons de blanc cassé. (La princesse était frileuse et ne se vêtissait que des meilleurs tissus.) Après un instant d'hésitation, elle prit aussi son œuf de dragon. C'était ridicule, normalement elle n'avait pas besoin de le couver ainsi; mais elle ne pouvait s'en empêcher. La derviche s'était attachée à la petite créature qui sommeillait sûrement en-dedans et elle s'était déjà demandée si elle réussirait à le ramener à la maison. Son père avait dit qu'il ne voulait pas de dragon; mais si elle s'établissait au bord du Lac Gelé, chez sa tante, il y avait là la Porte Vers l'Extérieur, et...
Tout en réfléchissant, la jeune fille s'était assise au bord de son lit et avait pris dans ses mains l'œuf du socle de terre cuite qu'elle lui avait fabriqué. Doucement, elle avait commencé à le caresser, comme pour le réchauffer par cette froide nuit de Septembre. Penser à son retour, c'était penser à son mariage; et ça, c'était hors de question. Elle ne voulait pas y penser. Quelle horreur ! Même si c'était son rôle en tant que Reine que d'être épousée, elle ne voulait vraiment, vraiment pas y songer.

Elle entendit alors, très faiblement, du bruit. Sa chambre était la plus près de la salle commune de Kiah'l et c'était affreux pour ses oreilles si fines, que d'être sollicitées tout le temps. Le bruit d'une chaise qu'on tire doucement... Quelqu'un étudierait, à cette heure ?
Curieuse, Perce-Neige sortit à pas de loup de son dortoir d'où ne résonnaient plus que les respirations de ses trois camarades de chambre. Elle avait dans les bras son œuf et sur la tête sa calotte habituelle. Ses yeux parme y voyaient comme un humain normal verrait en plein jour; elle prit donc la liberté de mettre une paire de pantoufles roses, chacune surmontée d'un énorme pompon. Elle s'approcha doucement de celui qui, en effet, occupait la salle. Voyant qu'il dessinait, elle le laissa faire poliment. Mais lorsqu'il eut terminé, elle s'avança pour jeter un œil et admira le dessin.

« Il est très beau... » Souffla-t-elle. « Est-ce là votre dragon ? »

L'Ombre sursauta: il ne l'avait pas du tout entendu arriver, tant il était plongé dans des pensées sans la moindre importance. Il leva la tête vers celle qui venait observer son dessin. N'avait-elle rien d'autre à faire? Il ne savait, lui! Des amies à aller voir, des devoirs à rédiger? Pourquoi fallait-il qu'elle le trouvât et décidât de lui adresser la parole!..
Peut-être parce que mademoiselle est comme moi, qu'elle n'a rien d'autre à faire et que vu que tu es le seul debout dans la salle commune... Il est donc normal, pour toute personne un tantinet curieuse ou s'ennuyant un petit peu, d'aller adresser la parole à la seule personne encore debout à une heure pareille, alors que le lendemain sera une journée chargée...
Årghann soupira et tenta de mieux voir son interlocutrice. Une jeune fille aux yeux mauve, qu'il avait déjà croisée et avec laquelle il n'avait jamais pris la peine de parler; en même temps, le seul autre élève de sa maison avec lequel on pouvait dire qu'il avait eut une conversation était Idril, l'Amazone Nordique...
C'est ce que j'imagine. Je n'en sais rien, et je ne souhaite pas le savoir en fait. Je préfère encore garder la surprise pour le jour où il/elle éclora.
Årghann s'abima de nouveau dans des pensées qu'il ne valait peut-être mieux pas connaître. C'était une des parades qu'il avait trouvé pour ne pas se laisser envahir par les souvenirs des gens qui l'entouraient: penser lui permettait d'occuper son esprit par des choses quelques peu... bizarre, certaines fois, mais au moins cela avait eut le mérite de l'aider un peu. Il pensait aussi à ce que lui avait dit l'infirmier, le premier jour de son entraînement avec lui. Il s'en rappelait encore fortement, même s'il n'était pas parvenu à en comprendre toutes les subtilité; il lui avait dit de s'ouvrir aux autres de manière réfléchie et calculée... Sans quoi, il ne parviendrait jamais à atteindre le plein contrôle sur son pouvoir. Et il avait raison, enfin du point de vue de l'Ombre en tout cas.
Il sortit enfin de ses pensées et aperçu la coquille de l'oeuf de son interlocutrice. Il était tout-à-coup curieux, et se demanda à quoi pourrait bine ressembler le Rapace une fois sorti...

« Vous être très doué pour le dessin, en tout cas. » Commenta Perce-Neige en s'asseyant sur la chaise à côté de son interlocuteur, son oeuf blotti dans ses bras. Elle ne s'était toujours pas faite à l'idée que des gens puissent ne pas désirer sa compagnie, ou qu'en tout cas ils ne le lui fassent pas savoir par des remarques subtiles et polies. C'était sans penser à mal qu'elle avait conclu que si l'éléve ne s'était pas excusé, il voulait bien continuer à discuter. Bien que n'étant pas d'un naturel bavard, son Altesse commencait à se sentir seule, il était une ou deux heures du matin et le jeune homme était le seul disponible. Il faudrait bien qu'elle se fasse des amis, de toute façon : son père et son précepteur le lui avaient dit.
« Si c'est ainsi que vous le voyez, c'est ainsi qu'il sera. Je pense que le lien entre le dragonnier et le dragon est aussi fort que cela. Vous êtes en deuxième année, non ? Donc vous avez déjà du remarquer son influence sur vos capacités... Je pense qu'autant il vous influence, autant vous l'influencez, vous. Depuis que j'ai reçu mon oeuf, il n'a eu cesse d'affermir sa couleur orangée. »

Tout en exprimant ses réflexions à voix haute, elle avait observé son vis-à-vis. Il n'était pas vraiment humain, non ? Mais il n'était pas derviche non plus. Les derviches n'avaient pas les yeux rouges, ni les cheveux de deux couleurs différentes – sauf sa tante Edel quand elle se les teignait en blond, mais ça, c'était une autre histoire. Eut-il était derviche qu'ils se seraient reconnus, de toute façon. Elle avait entendu parler d'un peuple, dans un de ses livres, qui avait parfois les yeux de ce rouge sombre; les Ombres, descendants des vampires. Mais avec un nom pareil, il devait sûrement être terrible et terrifiant, non ? Pas vraiment le genre à dessiner leur futur dragon, dans une attitude de poète tourmenté, seul dans les couloirs...
Quel personnage intéressant, se dit Patchouli. Pour un peu, on dirait un personnage de roman.

« On m'a dit qu'on pouvait deviner la couleur des écailles à la couleur de la coque, mais je n'y crois pas. Les écailles se développent à partir de celles des parents, non ? Elles ne viennent pas de la coque directement, donc, ça n'a pas de rapport. Est-ce que vous savez d'où viennent les oeufs qu'on nous confie ? Je me demande s'ils sont les enfants des dragons des enseignants, ou si... Ah, excusez-moi. Je parle trop. »

La princesse se reprit sans rougir, avec la dignité propre à son rang et à son éducation. Elle ne voulait pas ennuyer son interlocuteur. C'était agréable de parler, au fond, quand on ne le faisait qu'une fois de temps en temps.

He bien... C'est une bonne question, je te l'accorde...
Si les oeufs qu'ils recevaient à leur arrivée dans cette école étaient les enfants des Dragons des enseignants... possible, mais peu envisageable; cela faisait beaucoup de Dragons pour peu d'enseignants... et même si c'était le cas, les oeufs étaient bien trop différents de ces Dragons pour être leurs enfants.
Par contre je me demande, moi, comment font les fondateurs pour reconnaître le Dragonnier destiné à recevoir cet oeuf-ci, et pas un autre; cela ne saute pourtant pas aux yeux.
C'était une question qu'il ne s'était jamais vraiment posé, se contentant surtout de ce que pouvait lui enseigner les professeurs. Mais il s'était avéré que les questions soulevées par la jeune fille qui se tenait actuellement près de lui étaient des plus intéressantes, surtout vu qu'elles touchaient l'un des rares domaines qui l'intéressaient vraiment: les Rapaces Ailés.
Pour ce qui est du fait que les Dragons seraient influencé par leur Dragonnier... C'est possible, même si je demeure un peu sceptique quand à une influence sur le physique... Mais... qui sait? Après tout, les Rapaces Ailés sont si mystérieux qu'il est vraiment difficile de les cerner...
L'Ombre était demeuré assis, n'ayant pas trouvé nécessaire de se lever pour au moins saluer son interlocutrice qui l'avait lancé sur les Dragons. Mais il ne gardait pas la tête rivé sur son dessin, au moins avait-il enfin appris à regarder ses interlocuteurs pour paraître légèrement moins impoli!..
Au fait Perce-Neige_ un miracle qu'il eût retenu le nom de la jeune fille..._ Je peux, si tu le désires, te montrer à quoi ressemblera probablement ton Dragon par le biais d'un dessin. Mais sache que le futur est comme un arbre et comporte tout un tas d'autres possibilités, comme une branche ses "filles". Cela t'intéresse-t-il?
A vrai dire, s'il lui avait fait cette proposition c'était surtout par égoïsme, lui qui n'aimait guère autre chose que dessiner et se perdre dans des futurs hypothétiques et sans grand intérêt, mais recelant une foules de détails parfois assez... surprenant.
Il ferma les yeux, se laissa aller contre le dossier de la chaise et fut ainsi surpris par un souvenir d'une élève qui apparemment ne dormait pas, et qui était une puissante émettrice. Apparemment la jeune demoiselle ne savait pas ce qu'elle allait ben pouvoir porter pour le bal, et elle demandait à sa copine des conseils vestimentaires. L'Ombre ferma les yeux et secoua légèrement la tête. Les gens avaient vraiment le don de se prendre la tête pour des choses vraiment sans le moindre intérêt, il était quand même plus intéressant de s'interroger sur la rumeur qui commençait à emplir les couloirs du château et concernant une créature de légende... Une rumeur certes invérifiée, mais mille fois plus passionnante que des questions sur les vêtements pour le bal_ qu'il avait totalement oublié, soi dit en passant.
Un bal!.. Quelle idée plus stupide encore aurait pu passer par la tête des élèves qui en avaient eut l'initiative!.. Comme s'il avait envie de se rendre à un tel rassemblement de personnes, qui seraient toutes habillées pour l'occasion. De quoi lui donner un mal de tête assez... impressionnant.
Au fait, tu ne vas tout de même pas restée ainsi debout toute la nuit... si?

Assise sur sa chaise, le dos bien droit, Perce-Neige n'aurait sut dire si elle réchauffait l'œuf draconique de ses doigts pâles ou si c'était la coquille qui diffusait un doux réconfort dans ses membres. Sa théorie était que le dragonnier et le dragon s'influençaient mutuellement, de manière plus ou moins égale selon les forces des âmes de chacun des protagonistes. Inutile de dire qu'elle espérait bien ne pas être la plus influencée des deux.
Un vent froid parcourut soudainement la salle commune; Perce-Neige réprima un frisson. Le peu de vent qui existait dans les cavernes de sa patrie était un vent chaud et sec. Ici, tout lui semblait humide et froid. Je déteste cet endroit. Quelle idée idiote ai-je eu de partir ! Mais la nostalgie n'était pas bonne conseillère, aussi la jeune princesse fit de son mieux pour faire taire cette petite voix insolente et l'enfermer dans les cachots de son cœur. Il valait mieux se concentrer sur ce que disait son interlocuteur. N'était-ce pas plus poli ? Même s'il la regardait à peine, il méritait toute son attention.

Comment les Fondateurs avaient-ils répartis les œufs ? C'était une bonne question, ça.
« Je crois qu'ils répartissent les œufs au hasard et qu'ils laissent faire le destin. Ils ne nous posent que quelques questions pour nous répartir dans leurs Maisons, et à part s'ils peuvent communiquer avec les œufs – ce dont je doute fort – ils n'ont aucun moyen de vraiment savoir qui nous sommes... Mais ce sera une intéressante question à poser à nos futurs dragons ! »

Elle allait enchaîner sur un autre sujet lorsque le jeune Ombre lui proposa brusquement de dessiner ce qui serait peut-être son futur dragon, tout en la mettant en garde de l'incertitude de la véracité de sa prédiction. Il aurait donc des pouvoirs liés au temps ? Impressionnant ! Mais, m'appeler par mon prénom, me tutoyer... ah, les mœurs de l'Extérieur, vraiment.
« Je serai enchantée que vous puissiez dessiner ce que pourrait être mon dragon, M. Mantel. » Mantel. Son nom, c'était bien Mantel ? Oui, ce devait être Mantel. Merci l'éducation aristocratique, qui lui permettait de retenir ce genre de détails sans y faire attention !

« Oh, oui, je compte rester debout un certain temps. Mes yeux... n'y voient pas très bien le jour, voyez-vous. Il n'y a que la nuit que je ne suis pas aveuglée. » Expliqua-t-elle en souriant froidement, comme si elle disait une banalité. Pourvu qu'il ne lui pose pas de question... Et puis, elle avait hâte de voir à quoi ressemblerait peut-être son dragon.

L'Ombre secoua la tête, persuadé qu'il y avait plus dans la répartition des oeufs que le simple hasard et seulement deux ou trois questions. Il ne pouvait l'expliquer, ne sachant même pas ce qu'il pouvait y avoir de plus, mais il n'en démordait pas.
Mr Mantel? C'est bien la première fois qu'un élève m'appelle comme cela...
L'élève se cala le dos contre le dossier de la chaise, sortit un parchemin et commença à réalisé l'image d'un Dragon, tout en se concentrant sur ce qu'il pouvait percevoir. Une créature étrange qu'il avait là... un Dragon plutôt grand, avec une sorte de pipe... ce qui l'amusa.
Par contre, je ne suis pas sûr que nos Dragons futurs connaissent la réponse à cette question... Enfin... pourquoi pas. Mais je dirais plutôt qu'il y a un lien que, d'une manière ou d'une autre, les fondateurs peuvent retrouver...
Finalement Årghann jeta le morceau de parchemin, peu satisfait du travail. Il devait avoir une vision plus précise du Dragon sans quoi il ne pourrait représenter sur le parchemin qu'une ombre de cette créature. En somme, rien de bien concluant.
Je crois que je vais faire autrement.
Il soupira et se concentra sur le futur de la jeune fille, et non celui du Dragon encore dans la coquille. Il eut aussitôt des images plus précises, bien que quelques fois encore floues. Mais au moins il pouvait les exploiter plus aisément, et arriva à un résultat qui ne le satisfaisait peut-être pas tellement, mais qui au moins ressemblait plus à l'image qu'il avait réussi à obtenir de ce Rapace Ailé.
N'oublie quand même pas que ce n'est pas une prédiction, mais une possibilité. Il suffirait qu'il t'arrive un événement fâcheux_ je ne te le souhaite pas, mais nul n'est à l'abri des facéties du destin_ pour que l'apparence change du tout au tout, ou en tout cas tout ce qui découlerait du caractère de cet être.
De nouveau il se laissa aller contre sa chaise, et soupira encore une fois. Il ne comprenait pas le besoin que ces gens avaient de toujours vouloir savoir ce qui allait leur arriver le lendemain; à croire que le présent ne les satisfaisait nullement, ils essayaient toujours d'anticiper... que ce fut pour organiser quelque chose_ à la limite là il pouvait comprendre..._ ou pour connaître le temps qu'il allait faire le lendemain. Il ne voyait même pas l'utilité de vouloir à tout prix connaître le physique de la personne avec laquelle on partagerait sa vie...
Mais après tout, peut-être était-ce tout simplement parce que lui avait cet accès ces données; ou plutôt il avait un accès très limité à ces données, qui n'étaient que le résultat d'un assemblage de probabilités, elles-mêmes nées d'un passé révolu à jamais pour une dimension donnée; il savait que quelques grands mages pouvaient voir et errer dans la totalié des futurs possibles, ou en tout cas dans un nombre si important que l'on avait tendance à dire que toutes les probabilités leur étaient connues. Bien sûr, l'Ombre n'avait jamais vraiment eut l'occasion d'approfondir d'avantage ses connaissances sur les quelques mages maîtrisant le Temps, il était déjà bien assez occupé entre les cours, les devoirs, les recherches sur les Aspics, ses entraînements et enfin ses tentatives_ parfois désastreuses_ de comprendre un peu mieux ce pouvoir qui l'enchaînait irrémédiablement aux autres...

Perce-Neige remit en place une mèche rebelle qui s'échappait de sa calotte. Depuis qu'elle devait se coiffer elle-même, sa chevelure se rebellait plus souvent qu'à son tour. Il faudrait qu'elle songe à une solution, non ? Comment faisaient les autres filles ? Il faudrait qu'elle les observe. Discrètement. Si ces demoiselles pouvaient le faire, son Altesse y arriverait aussi, non ? Cela tombait sous le sens.

« Excusez-moi. Je croyais que vous vous appeliez Årghann Mantel, mais je vous ai peut-être confondu avec quelqu'un d'autre. »
Il était inconcevable pour elle de tutoyer et d'appeler par son prénom quelqu'un qu'elle venait à peine de rencontrer : on ne s'adressait ainsi qu'aux servantes et aux serviteurs, pas aux gens qu'on était censé considérer comme ses égaux. Et, dans son genre, Perce-Neige voulait vraiment se montrer polie et bien élevée envers les gens de l'Extérieur. Son interprétation des paroles de son interlocuteur était donc qu'elle s'était tout bêtement trompée de personne. Il y avait tant de grands bruns, dans cet établissement ! La jeune fille regarda l'Ombre se positionner dans sa chaise et, sortant son matériel, commencer à dessiner. Une grande, grande silhouette... mais qui restait visiblement informe et diffuse à ses yeux. Quel dommage. Les coups de crayons s'enchaînèrent pendant quelques secondes mais ne durent pas donner un résultat probant, car la pauvre feuille se trouva roulée en boule et jetée par les mains fines et rageuses du jeune homme.

La princesse aux cheveux mauves avait horreur du gâchis; elle se leva donc prestement et alla ramasser la feuille, qu'elle déplia soigneusement, défroissa puis plia en quatre. Elle la tendit ensuite à Årghann avec une très légère révérence, dans un geste si naturel qu'il ne pouvait que dénoter des années d'expériences.
« Gardez-la. Le papier est précieux. »
Perce-Neige se rassit ensuite, à côté de l'Ombre qui s'était remis à dessiner.

« Ne vous inquiétez pas. Je sais bien que le futur reste incertain jusqu'au moment où il devient le présent. » Ce serait son seul commentaire jusqu'à ce que l'Ombre lui montre son dessin. Elle attendit donc patiemment, ses mains enserrant son œuf, ses pensées divaguant dans la langueur mélancolique qui était la sienne en ces sombres jours de rentrée. Il n'avait pas fait de commentaire sur ses problèmes de vue... Mais arriverait-elle jamais à s'habituer à ce monde étrange ?
Au loin, on entendit un grondement. Sûrement le vent dans le hall du château... Non ?

Tu ne t'es pas trompée. Mais je n'ai pas coutume que d'autres élèves me vouvoie et m'appelle par mon nom de famille...
L'Ombre prit également la feuille pliée en quatre que lui tendit la jeune fille, et la rangea dans sa poche. Effectivement, gaspiller était idiot, et il pourrait toujours modifier l'esquisse qui se trouvait sur le morceau de parchemin grâce à quelques coups de plumes plus ou moins experts.
La demoiselle prit de nouveau place à côté de lui, et ne dit plus un mot. Ce qui n'était, au fond, pas pour déplaire l'Ombre qui n'avait plus trop envie de parler; il n'aimait pas vraiment se déconcentrer lorsqu'il dessinait, il avait ensuite l'impression d'avoir perdu le fil de ce qu'il faisait; il se reconcentra un minimum et fut satisfait de voir que présentement ce n'était pas le cas.
Il reprit donc son activité, et s'arrangea pour finir dans le silence le plus total; seuls les grattements de la plume, le froissement du tissu des deux élèves présents, leur respiration, et un léger courant d'air semblaient animer la nuit, extrêmement tranquille entre les murs de ce vieux château.
Tiens, je crois que j'ai...
Årghann sursauta, perturbé par le bruit étrange qui venait de résonner à ses oreilles. Il n'avait pas vraiment pour habitude de rester dans ces murs la nuit, lorsqu'il ne parvenait à trouver le sommeil, aussi il se demanda si ce n'était pas un bruit habituel, quelque chose de propre à ce vieil endroit, comme dans d'autres bâtisses on pouvait entendre les planches de bois craquer... ce qui était loin d'être le cas ici.
L'Ombre tendit la feuille à sa camarade, et écouta encore un peu, vraiment surpris. Il ne savait pas du tout ce que cela pouvait être, et allait devoir écouter quelques ragots le lendemain pour savoir si d'autre que lui avait entendu ce bruit... quoiqu'il pouvait déjà commencer par la jeune fille à ses côtés!
Les nuits sont plus agitées que je ne le croyais, ici, murmura-t-il à la fois pour lui-même et à la fois pour la demoiselle qui lui tenait actuellement compagnie.
Pour ce qui est de la couleur du Dragon, je dirais un peu cuivré... sans pour autant en être sûr. Brun ou cuivré. Mais je ne vois pas d'autres couleurs. Surtout lorsque l'on prend le temps d'en observer la coquille...
L'Ombre sortit son propre oeuf de son sac et replongea de nouveau des ses pensées, surpris d'être si étonné que cela du bruit qu'il avait entendu plus tôt. Après tout, toutes les vieilles bâtisses avaient leurs bruits, il suffisait parfois juste de tendre l'oreille pour les capter. Mais d'un autre côté... tous ces bruits insufflant comme une deuxième vie au château n'étaient que très rarement aussi fort que celui-ci...
Je serais curieux de savoir de quoi il s'agit..., murmura-t-il, ses pensées toujours éparses.

« Ah bon ? Chez moi, les règles de la politesse veulent qu'on vouvoie et qu'on nomme par le nom de famille les gens qu'on n'a pas encore eu le plaisir de bien connaître. » Répondit-elle tranquillement, un peu étonnée. C'est bien ce qu'elle craignait : elle allait devoir tutoyer les gens, ici. Son précepteur lui avait dit que c'était chose courante, mais elle ne l'avait pas vraiment cru. C'était idiot, non ? Tant de proximité. Tant d'intimité. Ca n'était pas respectueux. Mais elle ne pouvait pas en vouloir à Årghann : il n'était pas au courant.

L'étrange grondement lui avait de toute façon changé les idées. Un instant, elle ne pensa plus au dessin ni à son dragon, dont l'œuf chaud était encore entre ses mains. L'Ombre continua à parler du dessin, mais elle ne l'écoutait plus. Un réflexe lui avait dressé les pieds et mise debout; ses oreilles, fines et précises, écoutaient avec attention. On aurait dit... un ronflement, venant de loin, de très loin, des profondeurs mêmes de la terre... Ah, que n'avait-elle pas eu les pieds nus à ce moment ! Elle aurait peut-être pu sentir quelque chose de plus certain que cette maudite impression.
« C'est très beau, le cuivre. » Répondit-elle sans y penser, ses sens toujours aux aguets. « C'est un des métaux emblèmes de ma famille. »
Elle jeta un œil au dessin. Un grand dragon de cuivre. Parfait.
Étrangement, elle ne ressentit aucune satisfaction; ce portrait lui semblait être l'image normale de son dragon. Perce-Neige ne s'attarda pas sur cette idée, car elle avait peur et son instinct lui disait de ne pas se reposer; que ce bruit n'était pas normal. La jeune derviche n'avait pas l'habitude des maisons et de leurs bruits et était d'autant plus apeurée. Son visage d'ordinaire si neutre en était légèrement crispé.

« Qu'était-ce que ce bruit, M. Mantel ? » Il ne semblait pas le savoir. « … Vous l'ignorez donc aussi. » Murmura-t-elle doucement.
Il fallait qu'elle se calme. Il fallait qu'elle réfléchisse. Debout, ses petits poings fermés et l'air volontaire, elle avait sûrement l'air d'une idiote. Elle se força à se détendre. Il fallait qu'elle tienne son rang, bon sang. Elle était l'unique fille du Roi sous la Montagne et son Héritière, ça n'était pas le moment de flancher. Perce-Neige inspira longuement puis se décida. Il y avait là un mystère à percer, n'est-ce pas ? Et c'était pour cela qu'elle était sortie du monde protégé et bienheureux de son peuple, n'est-ce pas ? Elle ne pouvait pas laisser passer cette occasion. Ce serait... ne pas profiter de ses études ici pleinement.

« Nous devrions aller jeter un œil, qu'en pensez-vous ? Ce bruit n'était pas naturel. Il me fait penser à... à ces rumeurs. Celles sur le dragon qui dormirait dans les caves. Elles sont totalement enfantines mais... Il y a sûrement là quelque mystère à percer, non ? »

L'Ombre observa la jeune fille, surpris. Apparemment le bruit l'avait d'avantage troublé que lui, et il avait haussé un sourcil, se demandant pourquoi est-ce qu'elle semblait si troublée; techniquement il ne s'agissait que d'un bruit, peut-être plus fort que la plupart de ceux habituellement perceptibles dans les vieilles maisons, mais cela restait un bruit. De toute façon, qu'elle pouvait en être l'origine? Ce n'était sûrement pas le grondement d'une créature venue pour les attaquer, ce ne pouvait être non plus l'incarnation d'un Démon...
Finalement il secoua la tête et se leva à son tour. Il n'aimait pas vraiment ces instants où l'incertitude dominait parfaitement sur tout ce qui pouvait voir un tantinet de raison; la façon dont ses pensées prenaient un chemin tortueux et différent de celui qu'aurait pu lui dicter la partie rationnelle de son cerveau, la manière qu'il avait de tendre l'oreille, soucieux d'entendre à nouveau ce bruit... et la réaction de la jeune fille à ses côtés, qu'il avait tendance à trouver quelque peu disproportionnée par rapport à un simple son venu des entrailles de la terre...
Un son venant de si... loin? Et pourtant audible..?
De nouveau il secoua la tête, n'aimant définitivement pas la tournure que prenaient ses pensées et son imagination depuis longtemps débridée qui lui offrait des idées toutes plus négatives et glauques les unes que les autres.
Je vous l'accorde, le bruit n'était en rien naturel.
Le vouvoiement était sorti presque machinalement, à force d'être lui-même vouvoyé. Mais ce n'était, il le savait parfaitement, pas une habitude qu'il prendrait.
Il y a également toujours un fond de vérité dans toute rumeur. J'ai appris à les écouter... même si parfois elles prennent des proportions vraiment aberrantes alors qu'elles ont pourtant été prononcées par des personnes qui sont, en théorie, munies d'un minimum de réflexion et de rationalisme...
Les rumeurs qu'il avait lui-même entendu aux détours de couloirs, alors qu'il n'était qu'à deux ou trois semaine de la rentrée, avait de quoi faire dresser les cheveux sur la tête pour beaucoup d'élève de ce château, et notamment les premières années qui venaient tout juste d'arriver et qui aurait une forte tendance à céder à la moindre panique...
Cependant je suis d'accord avec toi. Allons tenter de trouver l'origine de ce phénomène, cela me parait tout-à-fait convenable pour occuper une nuit qui promettait pourtant d'être... ennuyeuse.
Årghann marcha en direction de la porte de la salle commune, qu'il ouvrit délicatement. Il ne souhaitait pas réveiller toute leur maison, sinon il y en aurait forcément un pour aller raconter à tous et toutes qu'ils faisaient des choses plutôt... louches lorsque l'heure du couvre-feu était largement dépassée.
Décidément... Je ferais peut-être mieux de trouver autre chose sur lesquelles réfléchir...
On y va?

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